Je vous ai déjà parlé ici de mon ami Christian, que j'ai retrouvé cet été après de longues années de silence.
Suite à la parution de mon article "anniversaire à Saint Malo", Christian nous a envoyé un bien joli cadeau anniversaire...avec pour voeu : "Que le bonheur reste avec vous le plus longtemps possible".
Ce cadeau, c'est ce texte de Felix Leclerc que je trouve vraiment fort, émouvant, plein d'enseignements et de sagesse. J'y retrouve à la fois l'image de la maman que je voudrais être, mais aussi cette injonction de saisir le bonheur, de savoir le voir, le savourer, le cueillir dans les moindres instants de notre vie quotidienne.
Notons entre autres phrases fortes, ma leçon d'hier, faite par mon ado "Initiés par elle au bonheur, juger nous était défendu, et, nous arrivait-il d'être pris dans la laideur, elle nous levait le menton et disait : - Regarde en haut pendant que tes pieds se débrouilleront."
Ce texte, je vais me l'afficher, le lire, le relire, car pour moi c'est un véritable guide de vie. C'est un plaisir pour moi de vous le partager, mais c'est Christian qu'il faut remercier.
Lorsque la famille était réunie à table et que la soupière fumait ses parfums jusqu'à nous étourdir, maman disait parfois :
-
Cessez un instant de boire et de parler.
Nous obéissions.
-
Regardez-vous, disait-elle doucement.
Nous nous regardions sans comprendre,
amusés.
- C'est pour vous faire penser au bonheur, ajoutait-elle.
Nous n'avions plus envie de rire.
Comme la couleur de la lune, le trille d'un oiseau, le velours d'une pêche, le goût de la cannelle et l'odeur d'une pomme, créent des émerveillements insaisissables que jamais les mots n'ont pu emprisonner, ainsi celle qui la première vous apprit le nom du Créateur, qui vous chanta « la poulette grise» d'une voix plus fraîche que l'eau, qui, les soirs de juillet, devant vos yeux promena son doigt entre les constellations, qui orienta votre pied sur le parquet, votre main sur le cahier à deux lignes et votre vie vers les soleils, celle-là est un être devant lequel les petits mots à deux syllabes s'aplatissent, rampent et fuient.
Notre mère (comme bien des mamans de pays neufs, à qui naturellement incombe la tâche de tenir allumée la lampe intérieure) fut notre pilote sûr et joyeux devant les innombrables remous. Elle aurait tenu la barre d'une galère de pirates, pourvu que la destination fût "par en haut". Personnages verbeux, idées trop subtiles, marchands de systèmes, lanceurs de poudre aux yeux, hâbleries trouvaient chez nous porte close. Comme les colporteurs adroits qui par quelques images, un tour de phrase, l'étalage d'une belle étoffe, un signe de tête et d'autres méthodes naïves et directes nous font aimer leur marchandise, maman voulait nous vendre une chose, une façon de penser, la façon de penser, en d'autres termes : l'art de vivre. Nous étions bien loin de nous douter que c'était un art. Mais elle avait sillonné la vie, enjambé des épaves, déjoué récifs et corps morts ; elle pouvait dire : « J'étais là, je sais ». Aussi l'écoutions-nous.
Sa philosophie, comme celle des oiseaux, se résumait au pain quotidien et à la paix intérieure ; et elle y tenait, y revenait souvent comme la vague sur la roche, sachant l'inconstance des hommes et la facilité qu'ont les idées de disparaître. Avec simplicité — cette grandeur ! — elle était venue toute jeune épouse dans le pays des montagnes. Aucune tempête ne la fit sombrer parce qu'elle tenait sa tête dans la zone que n'atteignent pas les tempêtes. Comme un paratonnerre, elle s'exposait aux foudres des jours, prenait sur elle les malheurs. À l'abri elle nous forgeait des armes. En riant, elle avait bousculé les obstacles, reculé les ronces et fait son nid. Les hommes des bois la respectaient comme on respecte une croix au carrefour des routes.
- Je me moque de vos muscles, le danger est ici, disait-elle aux hommes en se touchant le front.
Elle les forçait à faire le ménage sous leur crâne, sachant bien que si le pivot est pourri, toute la machine va crouler. Initiés par elle au bonheur, juger nous était défendu, et, nous arrivait-il d'être pris dans la laideur, elle nous levait le menton et disait :
— Regarde en haut pendant que tes pieds se débrouilleront.
Et lorsque nous baissions la tête, nous étions sur le dur.
— Une maison chaude, du pain sur la nappe et des coudes qui se touchent, voilà le bonheur, répétait-elle à table.
Puis le repas reprenait tranquillement. Nous pensions au bonheur qui sortait des plats fumants, qui nous attendait dehors au soleil. Et nous étions heureux. Papa tournait la tête comme nous pour voir le bonheur jusque dans le fond du corridor. En riant, parce qu'il se sentait visé, il demandait à ma mère :
— Pourquoi nous y fais-tu penser, à ce bonheur ?
Elle répondait :
— Pour qu'il reste avec nous le plus longtemps possible
Félix Leclerc – Pieds nus dans l'aube